Chronique musicale du lundi 18 mai

Léonard en a rêvé, Slawomir l'a fait...

A la différence de son célèbre cadet Michel-Ange (1475-1564), Léonard de Vinci (1452-1519) aimait la musique.

Des chroniques d'époque ('Vies des artistes' de Giorgio Vasari) et plusieurs tableaux attestent de sa pratique de la musique et de la présence de musiciens dans son atelier pendant les séances de pose.

On a même retrouvé en 2015 une gravure le représentant jouant de la 'lira da bracchio', instrument à 7 cordes et à archet dérivé de la vièle du moyen-âge, utilisée en Italie du Nord au XVème et XVIème siècle pour s'accompagner dans la récitation improvisée de poésies lyriques. 

Visionnaire, Vinci conçoit des instruments.

  • Comme cette flûte à coulisse dont les sons émis sous forme de glissando pourraient préfigurer ceux produits par la fascinante thérémine quatre siècles plus tard (1919).
  • Ou encore une mystérieuse 'lyre d'argent' façonnée par lui-même et presqu'entièrement dans ce précieux métal, en lui donnant la forme d'un crâne de cheval !

Plusieurs esquisses montrent en effet l'intérêt de Léonard pour des instruments basés sur des formes animales, à mi-chemin entre anatomie et mythologie.

Un génial inventeur ne connaît ni barrières ni limites...   

L'un des rêves resté inachevé dans cet esprit de génie était un instrument à mi-chemin entre l'orgue, le clavecin et la viole de gambe. Le peintre a laissé de nombreux dessins de cette 'Viola organista' (carnets d'annotations de 1493-1495, Codex Atlanticus) mais il est mort avant de la voir construite et de l'entendre sonner, peut-être faute de matériaux adéquats. 

Après sa mort ses schémas ont inspiré des tentatives de réalisation aux XVIème et XVIIème siècles. La première trace d'un instrument de ce type réside dans une gravure de 1575 d'un Geigenwerk d'Hans Heyden (1536-1613, organiste et facteur d'instruments à Nuremberg).

Un Geigenwerk (de Geigeviolon en allemand) est un instrument de musique à clavier et à cordes frottées rappelant la forme d'un clavecin. Il comporte plusieurs roues recouvertes de parchemin enduit de colophane et mises en rotation à l'aide d'une manivelle, contre lesquelles les cordes viennent frotter lorsqu'elles sont légèrement soulevées par action du joueur sur les touches du clavier.

Les avantages du Geigenwerk étaient une prolongation indéfinie du son, la possibilité du vibrato et des nuances (pianoforte ...) qui n'étaient pas possibles sur les instruments à cordes pincées, comme le clavecin.

En revanche, comme dans le cas de l'orgue, la présence d'un assistant est requise pour tourner la manivelle ...

En 1576 un premier instrument fut livré à la Chapelle de la cour de Munich.

Il n'existe plus aujourd'hui qu'un seul instrument de cette époque, malheureusement hors d'état d'être joué, construit en Espagne vers 1625 par le moine Raymundo Truchado et conservé au Musée des Instruments de Musique (MIM) de Bruxelles.

 

Il y a une vingtaine d'années le luthier japonais Akio Obuchi a reconstitué une petite viola organista de 3 octaves aux possibilités musicales limitées, déclarant lui-même "depuis que Léonard de Vinci a laissé des croquis, environ 90 personnes à travers l'histoire ont tenté de fabriquer un prototype. La qualité de l'instrument et sa pratique restent peu fiables et assez difficiles et n'arrivent pas à séduire compositeurs et interprètes".  

Gageons que cela n'est plus vrai depuis novembre 2013 : en effet lors d'un récital à l'Académie de musique de Cracovie, sa ville natale, le pianiste et facteur d'instruments polonais Slawomir Zubrzycki présente au monde musical une petite merveille, une viola organista très élaborée, de sa fabrication.

D'une étendue de 5 octaves permettant de jouer le répertoire du XVème au XVIIIème siècle, l'instrument de M. Zubrzycki est un véritable exploit et un régal... pour les yeux et les oreilles.

A partir d'une réplique hors d'usage signée Jan Jarmusewicz, facteur polonais du XIXème siècle, le facteur d'instruments a travaillé son projet pendant trois ans, pratiquant une véritable archéologie organologique, remontant le temps jusqu'à Léonard de Vinci, réinventant matériaux et détails techniques, et s'inspirant de la facture des instruments à cordes et de ceux à claviers.

Slawomir Zubrzycki a toujours eu en tête le répertoire qu'il voulait faire entendre sur son instrument : Marin Marais (1656-1728), Heinrich Biber (1644-1704), Karl Friedrich Abel (1723-1787), Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788, il a composé expressément pour la viola organista), Luigi Boccherini (1743-1805). 

Ecoutons à présent la viola organista de Slawomir Zubrzycki, tout d'abord, des extraits de la présentation de l'instrument en première mondiale à Cracovie (novembre 2013), successivement Karl Friedrich Abel, Marin Marais, Antoine Forqueray et Luigi Boccherini, durée 10'34"

Puis un Ricercar de Vincenzo Galilei, 1520-1591, le père du savant florentin Galileo Galilei (1564-1642), durée 1'23".  

La Viola Organista part en voyage à Milan, durée 3'33"

puis à Stockholm en 2014, durée 5'11"

et revient à Cracovie pour un récital avec des pièces de Karl Friedrich Abel, durée 5'53"

Enfin pour les fans de Marin Marais, les pièces de viole du Livre II, longue durée 24'.