Chronique musicale de Benoît - 16 novembre 2020
Un repentir est en peinture une partie du tableau qui a été recouverte par le peintre pour modifier en profondeur la toile. Par extension le terme est utilisé en gravure, et même en sculpture et en littérature. Nous allons voir ci-après comment ce terme peut être utilisé en musique et s'appliquer à l'unique opéra de Ludwig van Beethoven, Fidelio. Plusieurs personnages dans cette histoire: Beethoven bien sûr mais aussi Jean-Nicolas Bouilly, Pierre Gaveaux, Simon Mayr, Ferdinando Paër, et en filigrane l'empereur Napoléon Bonaparte...!
Tout commence en France dans une prison de Tours au cours des heures sombres de la Terreur, cette époque de vie précaire, d'emprisonnements arbitraires (ou sur dénonciations) et de guillotines ensanglantées. Une femme se déguise en homme pour entrer dans une prison de Tours où son mari est détenu et obtient sa libération. C'est le point de départ de notre histoire.
A ce moment-là un des commissaires de la Révolution à Tours se trouve être Jean- Nicolas Bouilly (1763-1842), tourangeau de naissance, avocat au Parlement de Paris après des études de droit à Orléans, et parallèlement auteur de théâtre, alternant sa carrière entre le barreau et les planches. Témoin de ce fait divers il en fait une pièce de théâtre Léonore ou l'amour conjugal (1794) qui remporte un vif succès. Son instinct de dramaturge (il écrira des livrets pour les opéras de Grétry, Méhul, Cherubini et Dalayrac) lui fait pressentir un bon sujet d'opéra car en ces temps troublés le thème des "opéras de sauvetage" est très prisé.
Il s'adresse alors à Pierre Gaveaux (1761-1825) chanteur et compositeur né à Béziers, ayant débuté sa carrière à Bordeaux, Montpellier et dans le Midi avant de briller à Paris par ses talents vocaux (ténor et haute-contre), déjà auteur de l'opéra L'instinct filial monté à Paris en 1792 qui rayonnera dans toute l'Europe entre 1795 et 1796 (Bruxelles, Cologne, Rotterdam, Berne, Moscou, Berlin, Hambourg). Pierre Gaveaux est par ailleurs le compositeur du Réveil du Peuple (paroles de Jean-Marie Souriguières de Saint-Marc 1763-1837), hymne patriotique protestant contre les excès révolutionnaires de la Terreur, chanté pour la première fois le 17 janvier 1795, qui rivalisa en popularité avec la Marseillaise au point qu'il fut interdit début 1796 par le Directoire...
Les dialogues de Bouilly accompagnés d'airs composés par Gaveaux deviennent l'opéracomique Léonore ou l'amour conjugal (1798). L'oeuvre connaît un tel succès qu'elle est très vite traduite et représentée un peu partout en Europe et reprise par d'autres compositeurs sur de prestigieuses scènes d'opéra. C'est ainsi qu'entrent en scène l'italien Ferdinando Paër, l'allemand Simon Mayr, et l'universel Ludwig van Beethoven.
Ferdinando Paër (1771-1839) d'ascendance autrichienne, né à Parme mort à Paris, domina la scène lyrique entre la mort de Cimarosa (1749-1801) et l'avènement de Rossini (Barbier de Séville 1815). Il débuta sa carrière de compositeur d'opéras en Autriche (Vienne) et Allemagne (Dresde) où il séduisit en 1805 l'empereur Napoléon qui l'emmena dans ses bagages de conquérant (Poznan, Varsovie) avant de le ramener à Paris où il cumula les postes prestigieux (Opéra Comique, Théâtre Italien, Conservatoire) et les honneurs (Académie des Beaux-Arts) sous les régimes successifs jusqu'à sa mort en 1839 sous le roi Louis-Philippe dont il était le Maître de Chapelle. Il donna des leçons de composition au jeune Liszt (vers 1823). Son opéra Leonora ossia L'amor coniugale, avatar de l'opéra-comique de Bouilly et Gaveaux, fut créé le 3 octobre 1804 à Dresde. Paër composa 55 opéras.
Simon Mayr (1763-1845) né en Bavière et mort en Italie où il a fait presque toute sa carrière (Venise et Bergame) est un chaînon significatif entre la tradition de l'opéra italien (Paisiello) et le bel canto romantique de Rossini. Son oeuvre totalise 600 numéros d'opus dont 70 opéras représentés dans toute l'Italie mais aussi à Paris, Vienne, Londres, Dresde et Berlin. Son opéra L'amor coniugale ou Il custode di buon core (Le gardien au bon coeur) inspiré de l'opéra-comique de Gaveaux et Bouilly fut créé à Padoue le 26 juillet 1805.
Et Beethoven ? Le voici.
Nous sommes en 1804, il a 34 ans et vient de composer une 3ème symphonie (Héroïque) initialement dédiée à Napoléon Bonaparte, dédicace rageusement biffée lorsqu'il apprend que le Premier Consul s'est fait couronner empereur, et transformée en "à la mémoire d'un grand homme". Il reçoit commande d'un opéra par le baron Peter von Braun qui vient de racheter le Theater an der Wien, abandonne assez vite un projet proposé par Emmanuel Schikaneder (le machiavélique librettiste de la Flûte Enchantée de Mozart) dont le thème ne l'inspirait pas, se passionne en revanche pour l'histoire d'amour, d'oppression et de liberté de l'opéra-comique de Gaveaux et Bouilly. Hébergé par Schickaneder dans le Theater an der Wien, Beethoven travaille d'arrache-pied à son opéra Leonore en 1804 et 1805. La première représentation a lieu le 20 novembre 1805, un an après la création de l'opéra de Paër à Dresde, 4 mois après celle de l'opéra de Mayr à Parme.
Hélas, six jours auparavant, le 14 novembre, à l'issue de sa victorieuse campagne d'Allemagne et d'Autriche de 1805, Napoléon est entré avec sa Grande Armée dans Vienne désertée par l'aristocratie et de nombreux habitants. Leonore, opéra en trois actes de Ludwig von Beethoven sur un livret de Joseph Sonnleithner, entre en scène devant un parterre d'officiers français peu intéressés (l'opéra est en allemand) accompagnée par un mauvais orchestre. C'est un échec cuisant, Leonore quitte la scène après seulement trois représentations.
Un mois plus tard de bons amis de Beethoven le persuadent de réviser son opéra trop long (2h40), de faire de nombreuses coupures, de fusionner les deux premiers actes, de composer une nouvelle ouverture. L'oeuvre remaniée est donnée le 23 mars 1806, toujours sous le nom de Leonore et c'est un demi-succès. Cependant à la deuxième représentation Beethoven se querelle avec le directeur du théâtre et reprend la partition qui va dormir 8 ans dans les tiroirs du compositeur.
Après cette longue interruption l'opéra est de nouveau à l'affiche à Vienne le 23 mai 1814, avec un nouveau librettiste (Friedrich Treitschke) de nombreuses modifications, une nouvelle ouverture (la troisième) et sous le nom définitif de Fidelio. C'est Beethoven, de plus en plus sourd, qui dirige la première représentation de Fidelio, aidé par le compositeur, chef d'orchestre et violoniste viennois Michael Umlauf (1781-1842, il dirigera en 1824 la création de la 9ème symphonie de Beethoven). Le succès est là, cette fois pour de bon.
Beethoven aura mis beaucoup de lui-même dans cet opéra à la genèse si contrariée. En 1827 au moment de mourir il recommandera à ses amis la partition de Fidelio, "l'enfant de son esprit lui ayant causé plus de douleurs que les autres et aussi causé plus de soucis".
Et le repentir? On y vient…
Depuis sa création en 1824 Fidelio était considéré comme l'unique opéra de Beethoven...jusqu'à ce que vers la fin du siècle dernier (1977) des musicologues s'intéressent à Leonore version 1805. Et là, surprise, cette première version de l'oeuvre, plus longue que Fidelio, apparaît paradoxalement plus allégée, plus goûtue, mieux structurée, avec une dramaturgie plus cohérente. Dans Leonore 1805 (3 actes) Beethoven glisse d'acte en acte du singspiel au mélodrame puis au tragique. Sur le plan musical il montre tout ce qu'il doit à Mozart et Gluck. Il en résulte "un opéra très lisible, bien plus digeste, et ne suscitant jamais l'ennui que le public de la création a ressenti, sans doute en raison d'une équipe musicale inadaptée et du contexte géo-politique: Napoléon venait d'envahir Vienne, son influence sur Beethoven n'aura donc pas été limitée au bonheur de la 3ème symphonie" (Guillaume Saintagne, 2017).
Il existe d'innombrables versions audio et video de Fidelio, mais très peu de Leonore, le second (ou premier?) opéra de Beethoven. On peut citer celles de Herbert Blomstedt (1977), John Eliot Gardiner (1997) et plus récemment René Jacobs (2017 à la Philarmonie de Paris) disponibles en CD.
Conclusion possible: les regrets sont souvent à la source de bien des ennuis (Sagesse populaire!).
Pour ne pas "spoiler" la présentation future de Fidelio/Leonore dans le cadre des lundis de la culture de Bouffémont, voici hors Beethoven quelques liens video illustrant les antécédents de l'opéra de Beethoven décrits ci-dessus:
Gaveaux/Bouilly Léonore ou l'amour conjugal
Gaveaux/Souriguières Le réveil du peuple
Simon Mayr L'amor coniugale ossia Il custode di buon core
Ferdinando Paër Leonora ossia L'amor coniugale