Chronique musicale du lundi 11 mai

Lev Termen et le thérémine, ancêtre des synthétiseurs

Inventé en URSS en 1919 par l'ingénieur Lev (= Léon) Sergueïévitch Termen (1896-1993) le Thérémine est le tout premier instrument de musique électronique utilisant l'électricité pour produire le son, devançant de peu les ondes Martenot dont le brevet a été déposé par Maurice Martenot en 1922 et l'instrument présenté au public en 1928.

La découverte par Lev Termen des propriétés acoustiques des champs électromagnétiques l'amène à concevoir cet instrument simple constitué d'un circuit électrique et de deux antennes, l'une horizontale et l'autre verticale, appelé d'abord "éthérophone" puis rapidement thérémine du nom de son inventeur.
On le joue en approchant plus ou moins les mains des antennes. Simple à dire, beaucoup plus compliqué à faire...
 

Retrouvez ici une démonstration de l'instrument par son inventeur en 1954 à Moscou (sous-titres anglais) où l'on voit que jouer avec justesse exige une grande concentration

Et voici une explication en français et en vidéo par la "théréministe" allemande Carolina Eyck

 

Une vie digne d'un roman d'espionnage et d'un film à grand spectacle...

Enthousiasmé par l'instrument que Lev Termen lui présente en 1922, Lénine en commande 600 pour être distribués partout en URSS. Puis il missionne Termen pour aller en Europe et au Nouveau Monde faire la promotion de son instrument et par là-même du savoir-faire des ingénieurs soviétiques.
Enorme succès à Berlin, Londres, Paris, New-York (Carnegie Hall) où il arrive en décembre 1927 (avec sa première épouse Katia Pavlovna dont il divorcera bientôt sur demande expresse du consulat soviétique), tant et si bien que Lev Termen décide de rester aux USA où le lancement de son instrument bénéficie de l'aura et du talent de la jeune violoniste virtuose Clara Rockmore, dont il tombe amoureux, qu'il demande en mariage à plusieurs reprises, mais celle-ci  lui préfèrera l'avocat Robert Rockmore.

Clara Rockmore (1911-1998), née Reisenberg à Vilnius en Lituanie, acceptée à 4 ans en 1915 au conservatoire de Saint-Petersbourg par le directeur Alexandre Glazounov, émigrée aux USA en 1921 avec ses parents, interprète ici vers la fin des années 70 Le Cygne extrait du Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saens, accompagnée au piano par sa soeur la pianiste Nadia Reisenberg (1904-1983)

Dès 1928 Léon Termen dépose aux USA le brevet de son instrument sous le nom de 'Thereminvox' bientôt raccourci en 'Theremin' dont il lance la production en série et la commercialisation en association avec General Electric et RCA.
Cependant les affaires marchent mal pour le thérémine en raison de la crise de 1929 et aussi parce que passé l'engouement initial pour la simplicité apparente, l'instrument est très compliqué à maîtriser, exigeant pratiquement l'habileté de poignets et de doigts de violoniste.
 

Avant de pousuivre, une petite pause musicale avec Carolina Eyck dans "Après un rêve" de Fauré

Au cours de son séjour d'une dizaine d'années aux USA Léon Termen travaille entre autres pour le Bureau Fédéral des Prisons (invention d'un détecteur de métal pour le pénitencier d'Alcatraz en Californie).
Il développe des applications du thérémine pour la danse (parquets réagissant aux mouvements des danseurs pour modifier le son et la lumière).
C'est dans le cadre de ces recherches qu'il rencontre et épouse vers 1935 la danseuse étoile de l'American Negro Ballet Company l'afro-américaine Lavinia Williams (1916-1989), mariage désapprouvé par son cercle social qui ostracise le couple. 

Lev Termen disparaît soudain des USA en 1938 sans prévenir quiconque (pas même sa femme) et sans laisser de traces. On a longtemps cru à un enlèvement du NKVD (ancêtre du KGB) commandité par Staline furieux de la défection de ce brillant ingénieur.
La réalité serait autre, Termen aurait fui pour échapper au fisc US, à la faillite et aux créanciers... 

De retour en URSS il fait de la prison, est envoyé dans les mines de Sibérie (Kolyma). La rumeur court même qu'il y aurait été exécuté.
En fait il est bien au goulag, mais dans un laboratoire secret (sharashka) où en compagnie de l'ingénieur aéronautique Andrei Tupolev et d'autres brillants ingénieurs, son inventivité est mise à contribution pour l'effort de guerre soviétique en particulier côté espionnage.
Il développe ainsi un outil à base de rayons infra-rouges permettant d'espionner des conversations à distance en détectant les vibrations des vitres.
Beria, chef du NKVD, a pu grâce à cet outil espionner les ambassades américaines, anglaises et françaises à Moscou.
Cela a valu à l'inventeur de recevoir le prix Staline en 1947. Par ailleurs il a mis au point un système d'écoute appelé 'La Chose', dissimulé dans une copie en bois sculpté du grand sceau des Etats-Unis, offert en 1945 à l'ambassadeur US par les écoliers soviétiques en gage d'amitié envers leur allié.
Cet écusson placé directement au mur dans le bureau de l'ambassadeur américain à Moscou a permis d'écouter des conversations confidentielles pendant les 7 premières années de la guerre froide jusqu'à sa découverte accidentelle en 1952. 
 

Une nouvelle pause musicale avec la théréministe (et violoniste virtuose) hongroise Katica Illényi dans "Once upon a time" d'Ennio Morricone musique du film 'Il était une fois dans l'ouest' de Sergio Leone 

 

ou encore dans "Only You" de Buck Ram et Ande Rand immortalisé par les Platters en 1954 

 

Lev Termen a été réhabilité par les autorités soviétiques en 1956. Il a alors 60 ans, il s'est remarié en 1947 avec sa troisième épouse Maria Guschina avec qui il a 2 filles. Mais sa vie ne s'arrête pas là...

Il développe et enseigne le thérémine au conservatoire de Moscou pendant 10 ans jusqu'à ce qu'il soit découvert au début des années 70 par le critique musical du New-York Times Harold Schonberg qui écrit un article sur lui.
Fureur à Moscou, il est sommairement renvoyé du conservatoire où les instruments électroniques sont désormais bannis, le directeur déclarant que "l'électricité n'est pas bonne pour la musique; elle est bonne pour l'électrocution"...! 
 

Avant-dernière pause de musique avec le français Grégoire Blanc au thérémine et à la lame sonore (montage en simultané) dans une passacaille de Georges-Frédéric Haendel, arrangement du compositeur norvégien Johan Halvorsen (1864-1935)

Après son éviction du conservatoire, Lev Termen est professeur de physique à l'Université d'Etat de Moscou où il continue de développer ses inventions tout en accompagnant les étudiants en maîtrise. Mais l'article du New-York Times a révélé au public américain que Léon Termen était toujours en vie.
Il entreprend alors une correspondance avec son ex-épouse américaine Lavinia (remariée entretemps) et avec son interprète fétiche Clara Rockmore.
Et après 51 ans de 'confinement' intérieur en URSS Léon Termen est autorisé à voyager.
Il se rend en France en 1989, puis en 1991 aux USA où il retrouve l'octogénaire Clara Rockmore.
Ces retrouvailles émouvantes ont été filmées dans un formidable documentaire de Steven Martin  'Theremin, an electronic odyssey" (1993).
Comblé d'honneurs au cours de ces voyages, fait Docteur Honoris Causa de plusieurs universités américaines, Léon Termen donne un dernier concert au Conservatoire Royal de La Haye début 1993 et s'éteint paisiblement à Moscou le 3 novembre 1993.
 

Pour terminer ce bref résumé d'une vie palpitante où s'entremêlent science, amour, musique, espionnage et politique, voici une évocation son et images (en anglais sans sous-titres) des techniques d'enregistrement et reproduction du son dans les années 20, incluant des photos des principaux protagonistes de cette histoire dans toute leur jeunesse, sur un air de thérémine composé et interprété par Léon Termen